Tuesday, December 6, 2011

CHACUN SA CHIMÈ


Chacun sa chimère
Sous un grand ciel gris, dans une
grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une
ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.
Chacun d'eux portait sur son dos une
énorme Chimère, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le
fourniment d'un fantassin romain.
Mais la monstrueuse bête n'était pas
un poids inerte; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses
muscles élastoqies et puissants; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à
la poitrine de sa monture; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme,
comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient
ajouter à la terreur de l'ennemi.
Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai où ils
allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres;
mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un
invincible besoin de marcher.
Chose curieuse à noter: aucun de ces voyageurs n'avait l'air
irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos; on eût
dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages
fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir; sous la coupole
spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé
que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont
condamnés à espérer toujours.
Et le cortège passa à côté de moi et s'enfonça dans
l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se
dérobe à la curiosité du regard humain.
Et pendant quelques instants je
m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère; mais bientôt l'irrésistible
Indifférence s'abbatit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne
l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.
Charles Baudelaire

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