Sunday, November 27, 2011

Un regard sur Clérise d'Haïti

Un regard sur Clérise d’Haïti
« Un regard en arrière » sur Clérise d’Haïti , roman de Marie-Thérèse Labossière Thomas , ramène certaines de mes vues avancées lors d’un programme radiophonique avec Marie-Thérèse et Hans Roy, l’animateur du programme.
L’auteur ayant, tout au début de l’ouvrage , souligné pourquoi elle a choisi l’expression timoun kay au lieu de restavèk qu’elle juge péjoratif, je pense utile de faire le jour sur différentes locutions utilisées.
Madame Mildred Aristide dans son analyse bien documentée : L’Enfant en Domesticité en Haïti Produit d’un Fossé Historique (livre bilingue) Child Domestic Service in Haiti and its Historical Underpinnings offre, dit-elle, « une plateforme pour parler et revendiquer l’éradication de la domesticité en Haïti. » Voici ce qu’elle écrit au sujet de « restavèk :
« Le mot créole « restavèk » dérive de deux mots français « rester et avec ». Il décrit un enfant en situation de domesticité, vivant dans une famille autre que la sienne…l’enfant en domesticité est le plus souvent coupé totalement de sa famille naturelle et est considéré comme un outil de travail et non pas comme un enfant… Un rapport publié en avril 2002, indique qu’aujourd’hui, environ 400 000 enfants sont en domesticité en HaÏti ».
Dans Histoire de la Littérature Haïtienne(Berrou-Pompilus ) on lit à propos de La famille des Pititcaille de Justin Lhérisson :
« Le premier qui porta ce nom fut un nègre congo, Damvala. Il arriva à Saint Domingue encore enfant. La femme du colon qui l’acheta l’entoura de soins, l’affectionna –il faut dire qu’elle n’avait pas d’enfant- au point que les nègres de l’habitation le baptisèrent Pititecaille (enfant de la maison, enfant choyé). »
Timoun kay et Pititkay sont des locutions très proches. Dans ce sens, Clérise est peut-être une restavèk qui va tout faire pour être considérée comme une timoun kay. Pititkay s ’entend aussi d’un familier de la maison devenu presqu’un membre de la famille. Avant d’aborder Clérise d’Haïti j ’appelle l’attention rapidement sur deux ouvrages littéraires récents traitant de la domesticité en Haïti : Restavèk et Bònatoufè.
Jean R.Cadet dans son récit : Restavec :enfant esclave à Haïti , autobiographique selon l’auteur, affirme qu’à la mort de sa mère, son père, qui ne l’a pas reconnu, le confie alors qu’il était âgé de 8 ans, à une ancienne maîtresse. Il est victime de tous les abus infligés aux tigaçons restavèk du pays que l’auteur étale à nos yeux avec force détails. Ses maîtres ayant émigré à New York l’emmènent avec eux. Il va à l’école, s’instruit, se libère du joug de ses maîtres. Il écrit son livre qui connaît un grand succès, est traduit en plusieurs langues et grâce auquel il a créé The Jean R.Cadet Foundation. Il a envoyé son ouvrage au Président Aristide qui espère qu’un jour « les restavèk mangeront à table avec les maîtres ». Un gouvernement a proposé de changer « restavèk » en « adopté informel ». Le nom peut changer, le système demeure.
Le grand dramaturge créolophone, Fritz André Dossous (Papadòs) a composé plusieurs recueils de poésie et 22 pièces de théâtre dont beaucoup ont été représentées aux Etats Unis, au Canada et en Haïti . L’une d’elles jouée l’année dernière à Boston : Bònatoufè . Sans être ni une restavèk , ni une pititkay, elle fait partie de la domesticité exploitée économiquement et abusée sexuellement . Je donne ci-dessous un résumé en français des renseignements en créole fournis par l’auteur : Deziperi Ratyèri est un obsédé sexuel qui, dès son jeune âge, violente les bonnes à tout faire. Cette expression employée pour rire traduit en fait la tragédie de la bonne vulnérable victime de violence sexuelle. Marié, Deziperi continue de plus belle. Il a engrossé six bonnes qu’il a renvoyées sans jamais s’occuper des progénitures. Son épouse, Marie Surprise Deboulon, avocate progressiste jusqu’ici tolérante, menace de divorcer et de le traduire en justice si jamais il continue. Il embauche Siwona, une aguichante petite paysanne, âgée de 17 ans, mère de deux enfants abandonnés par deux pères différents qui l’ont séduite et ont pris la poudre d’escampette. Quand Siwona devient la septième victime, Marie Surprise divorce et traduit son époux en justice. Toutes les femmes violentées témoignent par devant le juge qui, par coïncidence est le fils (de Deziperi) et dont la mère raconte comment elle été violée par l’accusé. Celui-ci est condamné à verser aux différentes mères des frais mensuels jusqu’à la majorité des enfants . Interdiction lui est aussi faite de quitter le pays avant leur majorité . Le théâtre de Papados ne se contente pas de dénoncer. C’est également un plaidoyer contre l’impunité.
Facture de Clérise d’Haïti
L’auteur a choisi le titre Clérise d’Haïti au lieu de Clérise des Cayes bien que sa Clérise ne représente pas la timoun kay ordinaire qui connaît un sort beaucoup plus exécrable que celui de sa Clérise qui bénéficie, dès le début, de « privilèges » peu communs. Une petite différence discutable qui n’enlève rien à l’importance et à la densité de l’œuvre.
Le roman , un seul ouvrage qui s’étend sur trois générations de femmes haïtiennes et couvre une période de trente ans, avec plus d’une trentaine de personnages triés sur le volet, rappelle le concept du roman-fleuve , bien que celui-ci s’organise « en épisodes successifs ou simultanés avec retour cyclique des personnages », c’est-à-dire en plusieurs volumes.
On y trouve la dualité : réalité sociale, incarnée par les nombreux représentants des différentes classes, et conflit de classe historique des différentes périodes en question et son épiphénomène : le préjugé de couleur. Marie- Thérèse, comme la plupart des écrivains soucieux du sort de la majorité, sans négliger l’aspect littéraire , se veut un auteur témoin. Son ouvrage est à la fois un récit littéraire émouvant et un témoignage accablant contre toutes les injustices perpétrées par des dirigeants corrompus avec la sourde complicité des partisans de l’art pour l’art, pour la plupart attirés par la vision des gros sous, au cours de tant d’années.
Le récit .
Le récit est construit sur les bords comme un roman policier. En effet, sa compréhension exige qu’on joigne les deux bouts : le début et la fin et au milieu le long déploiement de l’histoire de Clérise et des siens . Le tragique survient dès les premières pages consacrées à brûle-pourpoint à l’exécution brutale par les macoutes de Clérise, de Margaret, du mari de celle-ci, et à l’internement dans un camp de réfugiés aux Etats Unies, de Nicole, fille de Clérise, à la suite de son évasion surprenante et de son départ clandestin comme réfugiée de la mer. Une narration complexe et élaborée décrit la transition de la petite paysanne de 12 ans, confiée au couple bourgeois cayen : Edmond et Simone Juin, les liens d’affection qui se nouent entre eux malgré les circonstances ou à cause d’elles . La présence d’autres timoun kay dans cette maison et dans la ville . La différence de traitement des timou kay mâles et femelles, entre les timoun femelles aussi. Les préjugés sociaux des membres de ce sous-prolétariat urbain. Ermance, elle aussi en domesticité, méprise le marchand de loteries qui n’a aucun avenir. Le pauvre vendeur de fresco qui ne reste pas à sa place et ose lui dire qu’il l’aime est un impertinent et perd sa clientèle. La dépersonnalisation de Clérise qui passe du statut de petite paysanne à celui de timoun kay urbain ne va pas sans heurt. Mariée, ayant son petit commerce, elle commence à considérer objectivement le paternalisme des Juin. Pas suffisamment aux yeux de son mari Désil et de leur fille Nicole. Un désaccord qui se développe en conflit lorsque Désil accepte d’endosser l’uniforme macoute alors que son épouse est plutôt déjoiste et antimacoute. Elle se décide à partir travailler aux Etats-Unis dans l’espoir de devenir une résidente et de faire venir sa famille. Revenue en Haïti, pour son visa de résidence , elle et sa fille Nicole, pour rendre service à Margaret et à son enfant malade, vont leur tenir compagnie. Dans la nuit, un macoute armé, ayant un compte à régler avec le mari de Margaret, procède à l’arrestation de tous ceux qui se trouvaient dans la demeure. On connaît la suite narrée au début du récit, trop navrante pour la répéter.
Témoignage
Le récit se double bientôt d’un témoignage qui perce l’opacité du duvaliérisme macoute. Une dictature qui transforme le pouvoir noir estimiste bénin en comparaison en une dictature féroce imposant le pouvoir noir personnel héréditaire à vie et attribuant le droit de vie et de mort, de rançonnement à tout macoute. La ville des Cayes, comme tout le pays d’ailleurs, est une ville écartelée, prisonnière, démantelée où le déjoisme est pulvérisé comme tout opposant ou prétendu tel. La saignée migratoire des boatpeople est effarante ainsi que le dépeçage des campagnes et la destruction des familles . En somme, la souveraineté de la peur et de la corruption. Dans se contexte se détache le couple Clérise-Désil. Clérise dont l’objectif est de devenir Miss Clérise à l’instar de sa tante, Manzè Elia. Elle s’est pliée aux exigences des Juin, s’est assimilée en se débarrassant de ses traits de petite paysanne et a gagné leur confiance. Dans les circonstances les plus difficiles Simone Juin l’ a aidée. Elle a la mentalité de la restavèk qui accepte son statut sans se rebeller comme Vanè , le petit restavèk qui s’est rebellé plusieurs fois. Un jugement sévère sans considération de son sort si elle était restée paysanne. Il est peu probable que la transition se soit faite sans traumatisme. A ce propos je me rappelle qu’au cours d’une conférence prononcée par l’ex-premier Rony Smarth à l’université Quisqueya, un jeune instituteur a demandé de tenir compte du traumatisme causé par le passage du monde paysan créolophone à l’autre monde urbain francophone . Il ne s’agit pas d’une simple différence linguistique mais du transfert d’un monde à un autre monde totalement différent. Désil adresse à son épouse ce même reproche de gratitude exagérée envers les Juin. Dans quelle mesure un tel argument par Désil est-il valable sans souligner un brin d’hypocrisie et sa résignation à revêtir l’uniforme macoute . Les origines familiales des deux ne sont pas très différentes . Clérise a été abandonnée par son père Josaphat, un coureur impénitent, qui semait des enfants un peu partout ( en veux-tu en voilà). Sa mère, Oliante, est morte prématurément, empoisonnée selon la rumeur par la fanm kay de Josaphat une vraie lougawou. Une tante l’a élevée et une autre l’a confiée aux Juin qui l’ont mieux traitée que son propre père. Le sort de Désil n’est pas bien différent. Sa mère, revendeuse, l’une des femmes de Désiien Fleurantier, qui ne s’est jamais préoccupé de lui, l’a confié aux soins d’ une jeune sœur Amanthe qui l’a adopté. Le mariage de Désir et de Clérise semble être un heureux dénouement. Mais Désil tout en acceptant les bontés des Juin réprouve cette dépendance à laquelle Clérise s’est habituée. Pourtant il ne fait rien pour éviter la pression duvaliériste qui s’annonce. Il accepte la carte de protection que le Chef macoute Marcel Octavien lui accorde grâce à l’intervention du copain boss Dieujuste et n’en souffle mot à sa femme. Quand elle l’apprend, sa réaction est radicale. Elle ne lui pardonne pas et lui dit qu’ il ne porte pas seulement l’uniforme macoute mais qu’ il est en train de s’enliser dans le macoutisme, ce qui est inacceptable pour elle et sa famille . Leur séparation est inévitable. Ils sont nombreux les couples et familles brisés par le duvaliérisme délétère. Voilà un exemple de la complexité des relations des personnages de Clérise d’Haïti que le critique est invité à analyser.
Conclusion
Ma réaction au roman de Marie-Thérèse est très personnelle . ll m’intéresse comme militant parce que la domesticité est un problème majeur attaché viscéralement au néolibéralisme et qui ne peut être aboli sans la défaite de celui-ci . Personnellement, parce qu’il provoque le réveil de tout un pan de mon enfance. Une enfance bercée par les chansons de petites paysannes à peine un plus âgées et émerveillée par leurs contes menant à un univers féérique, parfois terrifiant jusqu’ici inconnu . Je me rappelle parmi ces chansons, celle d’un seul badjo, l’enfant unique, qui cherche une épouse, rejette les candidates les plus riches et les mieux vêtues. Il choisit la jeune fille déguenillée dont les lambeaux n’arrivent pas à masquer la beauté intérieure reflétée dans ses yeux . Il demande à sa mère qui l’assiste de la baigner et de lui donner une belle robe. Une chanson que notre grande artiste haitiano-cubaine Martha Jean-Claude rendra célèbre. Le soir, parfois quand je tarde à m’endormir j’entends la voix du bambin qui s’élève parce que sa belle- mère qui l’a tué marche maintenant sur sa tombe. Elle fredonne : « manman o manman piga pilonnen cheve m. Pou tèt yon zannanna w pa ta tiye m pou sa.» L’un des contes transmis de génération en génération: le secret qui permettait à certains de nos ancêtres d’enfourcher des « coursiers de nuages » et de voler très haut dans le firmament, la nuit venue. Elle a inspiré à ma fille aînée Marie-Hélène un très beau poème que j ai traduit. En voici quelques vers :
« Comme les anciens d’autrefois
Je tiens à quitter ma peau ce soir
Suivre mon cœur où qu’il m’emmène

Voler haut et loin dans l’obscurité
Pour te trouver
Te trouver
Te trouver encore une fois »
La priorité de Clérise d’Haïti n’est pas le réveil de l’enfance mais la révolte des consciences pour une mobilisation capable d’éradiquer le système de domesticité haïtien. La diffusion de l’idéologie précédant l’action , Clérise d’Haïti gagne en importance. L’aggravation des conditions inhumaines des femmes et enfants haïtiens a incité Marie- Thérèse à doubler d’efforts avec Clérise d’Haïti en français et en anglais à un prix abordable. Une œuvre capable de servir de ralliement aux femmes et associations de femmes haïtiennes sur le terrain et dans la diaspora. L’inefficacité de petits groups isolés exige la formation d’un front commun, malgré les différences, pour passer de la parole à l’action et entamer les réformes indispensables. La diffusion de Clérise d’Haïti peut servir de tremplin si la diaspora progressiste décide de renoncer à son immobilisme et d’apporter son concours.
Clerise of Haïti(anglais) dont le prix est $19.95 se vend en ligne sur Trilingual Press ou Amazon. com . Clérise d’Haïti(français) est disponible aux Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince, à peu près au même prix mais n’est pas encore en vente à l’étranger. Je vous exhorte à l’acheter et à encourage vos parents et vos amis à se le procurer.
25 juin 2011
Franck Laraque Professeur Emerite, City College, New York

No comments:

Post a Comment